J’ai rencontré Annick Jehanne pour la première fois en mai dernier au OuiShare Fest, un festival de l’économie participative, à Paris. Son intervention lors d’une conférence sur la mode durable m’avait marquée. Après avoir travaillé pendant 20 ans dans des grands groupes de mode, Annick Jehanne a fondé Hubmode, une coopérative qui développe des services pour les entreprises de mode, textile, luxe et artisanat, et des formations. Elle est également intervenante en écoles de commerce. Je l’ai appelée il y a quelques jours pour lui poser des questions pour le blog. Nous avons parlé made in France, fast fashion, épuisement des ressources… Une discussion passionnante, que je vous laisse lire !
Qu’est-ce qui ne va pas dans la mode aujourd’hui ?
Il n’y a rien qui va (rires). L’arrivée des financiers dans la mode, il y a 20 ans, a fait qu’il y a une exigence de marges et de rentabilité immédiate qui n’est pas compatible avec le système de la mode, lent et peu rentable sur le court terme. Il faut que les gens achètent les produits, les aime, tout cela prend du temps. Il y a eu une pression qui s’exerce au détriment de la qualité et une hyper-mondialisation : tout est fabriqué en Asie parce que les gens gagnent 30€ ou 100€ par mois. On est entré dans une production accélérée de vêtements de moins en moins chers et qualitatifs, et une assez grande surproduction inutile puisque les gens n’utilisent même pas la moitié de ce qu’il y a dans leur armoire. On est arrivés à un point de crise, où il y a un gros divorce entre les marques et les consommateurs. Les gens se questionnent de plus en plus sur l’origine et la fabrication du vêtement qu’ils achètent, mais il n’y a pas une réelle prise en compte de ces nouvelles attentes de la part des enseignes. Ça commence, mais il n’y a pas encore de démarche globale et organisée des marques. Les clients achètent, mais ils sentent bien que ça ne vaut plus rien.
Lors du OuiShare Fest, vous disiez que dans les écoles de mode, le développement durable et l’innovation n’avait pas une très grande place.
Les futurs membres de l’industrie de la mode ne sont ni formés à la compréhension du système, ni à la base du métier : aujourd’hui un chef de produit ne sait rien sur les fibres, comment les produits sont fabriqués. Comment peut-il savoir ce qui est bien, moins bien, ce qui pourrait être mieux ? Même les stylistes ne savent pas des choses très basiques. Il y a des manques dans les formations qui se corrigent lentement, mais pas aussi vite qu’il faudrait. Même les acteurs-clés du système comme les designers n’en peuvent plus : Christophe Lemaire qui part de chez Hermès, Alexander Wang de Balenciaga… Ça veut bien dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
Lors de la conférence, vous aviez dit qu’il était faux d’affirmer que produire en France est trop cher. Pourquoi les vêtements made in France sont-ils si chers alors ?
Les gros groupes qui sont installés Roubaix comme La Redoute, Damart, cherchent du made in France. Mais c’est compliqué : il y a tellement d’usines qui ont été fermées. Celles qui restent ont été trustées par des entreprises du luxe : Gucci, Chanel… Du coup elles se sont habituées à vendre des choses à 50, 100, 200 euros. Elles ont perdu cette capacité à fabriquer avec une meilleure productivité, pour des marques de milieu de gamme ou moins chère. Il faut que des jeunes comme Thomas Huriez de la marque de jeans 1083 recréent des usines, parce qu’ils vont les faire d’une toute autre façon par rapport aux entrepreneurs classiques.
Si vous achetez un jean chez 1083 à 89€, il coûte 30€ à l’entrepreneur. En France, le prix de fabrication d’un produit représente environ 30% du prix de vente final. Pour un produit H&M, c’est de moins de 5%. Le reste, vous payez les magasins, les dividendes des actionnaires…Quand on achète chez H&M, on paie la pub avec Gisele Bündchen. Ce n’est pas de l’argent qui est mis dans le produit.
Vous étiez en octobre au World Forum, à Lille, un événement pour les entrepreneurs responsables. Comment développer la mode durable ?
Je souhaite entraîner les gens à changer de manière positive. Il faut montrer des expériences de réussite concrète. On a invité trois entrepreneurs, dont Thomas Pando de la marque d’espadrilles Paez, établie dans 50 pays. Ce sont des gens qui font un vrai business, avec des valeurs et une façon de produire différente. Ils ne vont pas aller dépenser 60% de leur chiffre d’affaire à acheter de la pub et à construire des boutiques monumentales. L’argent, ils le dépensent dans le produit.
Quel est le futur de la mode éthique ?
Pour moi, toute la mode va devoir adopter cette démarche, on n’a pas le choix. D’une part car il y a un épuisement des ressources. On a des pénuries d’eau, de pétrole. Le coton utilise 25% des pesticides mondiaux pour 2% de surface cultivable. Il va falloir trouver d’autres systèmes, qui consomment moins d’eau, et des façons de produire moins lointaines du lieu de consommation. D’autre part, par rapport aux attentes des consommateurs. Ils ont demandé de la traçabilité au niveau de la nourriture, puis des cosmétiques, mais ça va être la même chose pour les vêtements. On est très en retard, mais comme d’habitude on va se réveiller et se rattraper. Les marques réagissent quand leur chiffre d’affaire s’écroule. Il faut tout repenser de A à Z, et c’est un travail monumental.
Pour ou contre le boycott ?
Je ne suis absolument pas pour. C’est la tentation émotionnelle immédiate mais ce n’est pas efficace. On peut modifier ses habitudes de consommation, par exemple s’acheter une belle pièce par saison. On verra que c’est tellement bien d’avoir quelque chose de beau, on va l’aimer plus, on va le garder, y faire attention. On fait complètement partie du système : commençons par acheter plus qualitatif et durable, et quand des marques comme H&M vont voir que leur chiffre d’affaire baisse, elles vont commencer à se poser des questions, interroger les consommateurs. C’est à nous d’agir pour les challenger.
3 Comments
Salut Manon,
Je voulais juste te dire merci pour ton blog, que j’ai découvert grâce à Coline. Il tombe au bon moment pour moi alors que je suis en pleine réflexion sur le sujet 🙂 merci pour tout ce que tu fais !
Merci pour ton message Sophie, ça me fait super plaisir 🙂
Bonjour Manon,
j’ai découvert ton blog il y a quelques jours, et il me fait vraiment chaud au coeur. Je suis peut-être un peu sentimentale, mais je me sens un peu seule dans mon entourage, avec mon intérêt de plus en plus fort (au point que c’est en train de devenir un hobby, voire une passion !) pour le bio, l’éthique, le circuit court, la mentalité anti-gaspillage, enfin toutes nos petites armes pour lutter contre ce qui ne va pas dans le monde. Plus je m’y intéresse, plus il me semble que finalement, si on le décidait tous, vraiment ce ne serait pas si difficile de changer le monde ! Et pourtant tant de gens mettent la tête sous le sable… je ne condamne personne, mais ça me rend tellement triste que voir un blog comme le tien, qui partage exactement les mêmes centres d’intérêts, me fait profondément plaisir. Je suis désormais une lectrice régulière 🙂
merci donc pour tous ces articles à la fois jolis, optimistes et respectueux des autres !